Enrico Macias : non, il n’a pas oublié

843090-enrico-maciasEnrico Macias, à Paris, le 28 décembre. Photo Sabrina Mariez

 

Par Jean-Louis Le Touzet

Malgré ses sourires, le crooner oriental ne cache plus la nostalgie d’un pays, d’un temps et d’une femme perdus.

Celui qui, pas encore un chanteur populaire, avait décidé de tout aimer et de tout pardonner, a désormais 77 ans. Cette faculté d’enthousiasme, d’assimilation des cultures juive, musulmane, chrétienne, qu’en reste-t-il ? Enrico Macias se dit toujours amoureux «de la patrie» mais aussi déçu par «la France qui ne sait plus se montrer généreuse envers les migrants, les sans-papiers». Rien n’est plus émouvant que de voir un homme seul, en chaussures d’intérieur, comme perdu dans son grand appartement en location près du Louvre. Après avoir vendu près de 50 millions de disques depuis 1962, il est habité par la mélancolie. On l’a dit ruiné suite à un prêt hypothécaire dans une banque islandaise : «Je suis en procès contre cette banque qui m’a floué. Mon seul bien, ma maison de Saint-Tropez, me coûte une fortune», dit-il, fatigué. Enrico a connu, depuis 1964, les apothéoses solaires de l’Olympia, où il sera ces samedi 16 et dimanche 17 janvier : «Vous savez, j’ai toujours eu peur d’être lâché par mon public… et plus on avance en âge, plus le cercle des amis se réduit forcément, et plus on se sent parfois un peu seul», dit-il un air triste. Faussement léger, véritablement amical, profondément pudique mais aussi tellement acrobatique dans ses passions politiques. Tour à tour de gauche, puis sarkozyste, et puis plus rien : «Ah, si ! J’apprécie Cazeneuve [le ministre de l’Intérieur, ndlr], un homme austère et efficace», dit-il, en homme revenu de tout, lui, l’exilé de Constantine, lui, le «rapatrié d’Algérie». L’artiste n’est jamais «retourné» sur la terre où il est né. Son répertoire ? Sucré comme une crème anglaise au service de la réconciliation entre les hommes : «Je crois que j’ai donné une image qui n’est forcément pas la mienne, celle du type joyeux. Les gens me voient toujours comme un homme gai.»

En 2000, son retour en Algérie est annoncé pour une série de concerts. L’invitation du président Bouteflika a été lancée. Mais les obstacles dressés par la vieille garde du FLN, à l’époque, lèvent une polémique qui enfle jour après jour. Le succès ne risque-t-il pas d’être trop grand ? Puis, Macias est juif, quand même. Puis, savez-vous, il est aussi sioniste, n’est-ce pas ? Et puis, il a chanté pour Tsahal, et n’a jamais abdiqué sa fidélité à Israël. Enrico ne reverra pas l’Algérie et Constantine. Il ne goûtera pas la chouchouka sous la treille. Y pense-t-il toujours, lui, qui a peur aujourd’hui qu’on lui vole des heures comptées depuis le «départ» de son épouse Suzy, en 2008 : «La cicatrice aurait pu se refermer depuis le temps mais, oui, ce retour raté me hante, surtout quand je vois le temps qui passe, cet appartement trop grand. C’est bien pour les petits-enfants, enfin, quand ils sont là.» Enrico vit avec l’Algérie comme il vit avec ce tableau de Mané-Katz [peintre français d’origine ukrainienne du folklore juif]. Comme si cette ambition d’y retourner un jour était à jamais renfermée dans les murs de cet appartement haussmannien.

Depuis 1962, le crayon ferme de la presse l’a peint en artiste enthousiaste et vibrant qui a souvent touché au pastiche de lui-même. Gaston Ghrenassia est un jeune musicien. Sylvain, son père, est violoniste. Et Raymond Leyris, le maître, dit «Cheikh Raymond», dit aussi «Tonton», est chef d’orchestre du malouf, cette musique arabo-andalouse. Gaston n’est pas encore Enrico et joue avec l’orchestre de Raymond et ses devanciers naturels. Il acquiert une technique qui l’oblige, comme un peintre, à une inouïe sûreté de main. Le 28 juin 1961, Raymond Leyris est abattu d’une balle dans la nuque dans Constantine. Ce meurtre sonne le glas de la présence des juifs en Algérie et précipite leur départ vers la métropole. Les familles Ghrenassia et Leyris débarquent alors en région parisienne. Gaston épousera très vite Suzy, l’une des filles de «Tonton». La suite est connue : Enrico deviendra crooner oriental. Cinquante-deux ans plus tard, ce dernier lance de manière inattendue cette phrase : «Je crois qu’on commence à me prendre au sérieux. Je ne suis pas un intellectuel, et, parfois, avec mes amis, des professeurs, des médecins, j’avais l’impression d’être enfermé dans le rôle du type qui fait “laï-laï-laï”.» S’est-il senti exclu de cette bourgeoise intellectuelle constantinoise si brillante et qui a remarquablement réussi ? «Je ne me suis pas éloigné d’eux, mais j’ai eu le sentiment que ce sont eux qui, un moment, ont ressenti peut-être comme une petite gêne à mon égard.»

Le titre de son dernier album, les Clefs, sorti en septembre, résonne avec les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine, dans lequel l’historien Benjamin Stora lève le paravent de sa propre mémoire. «Enrico a aussi connu l’antisémitisme qui y existait. Stora raconte bien ces communautés européennes, musulmanes et juives qui vivaient dans le même lieu mais qui ne se fréquentaient pas», souligne José-Alain Fralon, ancien grand reporter au Monde, lui-même constantinois, et qui a écrit plusieurs portraits fouillés et sensibles «d’Enrico».

Le premier – ou le dernier – paysagiste de la supposée culture dite «pied-noir», paraît si facile à cerner que lorsqu’il ouvre la bouche se joue l’impression d’une redite. Et pourtant non. En lisant l’Envers du ciel bleu, sa biographie écrite par Bertrand Dicale, on découvre un Enrico qui s’élève péniblement du roman natal aidé par une discipline. «On l’oublie trop souvent mais Enrico est un virtuose de la guitare», rappelle Nidam Abdi qui, fut dans les années 90, à Libération, le spécialiste des musiques judéo-arabes. Macias vit depuis 1961 au-dessus de la ligne de partage des eaux entre Méditerranée et mer du Nord. Il a été le produit manufacturé des productions musicales des années 60-90. Une époque où les textes que les paroliers lui ont donnés le furent un peu au hasard. Pourtant, l’édition de l’hommage à Cheikh Raymond en 1997, accompagné de musiciens algériens, et dans lequel il chante en arabe, est une merveille. Les attributs que l’on doit aux décorateurs de la culture «pataouète» seraient au fond des vêtements mal ajustés à l’ancien instituteur devenu chanteur à succès. «Il est d’abord juif et algérien, ensuite, pied-noir, note avec justesse José-Alain Fralon. Puis, c’est le seul type qui fait chanter juifs et musulmans dans toutes les salles dans lesquelles il se produit.» Ses mains sont celles d’un très grand artiste, qui glissent toujours sur le manche d’une Favino «au moins trente minutes par jour». Peindre Macias, c’est risquer aussi d’en faire une toile décorative. Son homme de confiance s’appelle Kamel. Enrico lui dit, avec douceur, que le châssis d’un petit maître du XVIIIe n’est pas droit. Kamel vient avec les outils, se gratte la gorge, et se retourne : «Mais, il est à l’envers.» Et Enrico lève les yeux au ciel.

En 7 dates :

1938 Naissance à Constantine (Algérie) ; 1958 Instituteur ; 1961 Assassinat de Raymond Leyris ; 1964 Chante J’ai quitté mon pays ; 1981 Soutien à François Mitterrand ; 2008 Décès de son épouse, Suzy ; 2015 Sortie de son album les Clefs.

 

Article paru dans Libération : http://www.liberation.fr/france/2016/01/14/enrico-macias-non-il-n-a-pas-oublie_1426457

 

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