Enrico Macias: Toute une vie à rêver entre deux rives

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Par François Barras

Rencontre : A 77 ans, la première et plus célèbre voix métissée de la variété française continue de chanter avec le même appétit. Elle sera mardi à Montreux.

Bien calé dans le canapé, ses mocassins de bonne marque arrimés au plancher, Enrico Macias commence une gentille phase de digestion, quelques bribes de repas abandonnées sur une table basse. On pense à un pacha, et les lourdes paupières du septuagénaire ne déçoivent pas cette image. Très vite, celui qui jouera mardi à Montreux met les points sur les i. «L’énergie, elle revient toujours avec la musique et l’échange avec le public. L’envie fait parfois défaut, c’est vrai, mais, dès que je suis sur scène, je deviens un autre homme. La fatigue me quitte, je suis en pleine forme.»

Avez-vous un souvenir fondateur, au départ de cette vie de concerts?

Oui, la première fois, à Constantine. Dans ma ville natale, je m’étais inscrit à un radio-crochet. Il y avait 10 000 spectateurs, personne ne me connaissait, mes jambes tremblaient. J’ai commencé à chanter, et mes forces se sont décuplées, vraiment. J’ai eu la peur de ma vie, bien sûr, mais le public m’a dopé. J’avais attrapé le virus.

Quels autres grands concerts vous ont marqué?

Mon premier Olympia, le Carnegie Hall à New York, le récital au Caire devant le président Sadate, etc. Des moments inoubliables. Quelle que soit la taille du public, c’est toujours la même inquiétude, une sorte de hantise, et soudain le plaisir.

En 1962, à la faveur d’un reportage télévisé, vous êtes passé de l’ombre à la lumière en une seule nuit. Quelle image en gardez-vous?

Il s’agissait de l’émission d’actualités Cinq colonnes à la une, un truc sérieux. Ils faisaient un reportage sur les rapatriés d’Algérie et il leur manquait un fond musical. Un de leurs collaborateurs travaillait aussi pour ma maison de disques. Il leur a glissé ma chanson, Adieu mon pays. En deux minutes, j’étais connu dans toute la France. J’avais 24 ans. Mais ce ne fut pas si simple. Les deux années suivantes j’ai souffert pour m’imposer, chaque soir en scène.

Pensez-vous avoir joué un rôle de précurseur?

Oui, je le crois. Dans la variété française, je suis le premier à avoir amené la musique orientale. J’ai même invité mon père au violon. Je n’ai pas choisi cette fusion par stratégie, c’était juste mes gènes, mes racines, tout cela était très naturel.

Au point de devenir un symbole, avec ce que cela comporte de risques? (ndlr: Enrico Macias est toujours persona non grata dans son Algérie d’origine)

Je suis le premier Juif à avoir prôné la réconciliation avec les musulmans. J’y crois toujours, même si le monde tourne à l’envers. Quelques jours après les attentats du Bataclan, je devais jouer à l’Olympia. J’ai longtemps hésité, je vous le concède. Mais je me suis dit que, si je me dégonflais, les terroristes avaient gagné. J’ai fait le pari d’aller à l’Olympia, et le public est venu aussi.

«Un jour, on a fait un bœuf au bistrot. Brassens a chanté Les gens du Nord avec l’accent de Sète, et moi, L’Auvergnat avec l’accent pied noir»

Quelles rencontres vous ont le plus marqué?

Des musiciens, surtout. Des gens comme George Brassens, Jacques Brel, que j’ai bien connus. Guy Béart, Jean Ferrat, Claude François, Joe Dassin, c’était des copains. Dans le show-business, on est une famille, vraiment. Ne croyez pas aux histoires de jalousie – il y en a mais comme dans toutes les familles. Quand Brel est rentré mourir à Paris, il a voulu voir deux personnes: son agent Charley Marouani, et moi. Ces morts vivent très près de moi. Tout comme mon épouse, évidemment, le coup le plus dur de ma vie. Elle était tout pour moi. Elle a souffert du cœur toute son existence, souvent dans les hôpitaux, avec de grands malades. Ça me console de me dire qu’elle est plus apaisée aujourd’hui là où elle se trouve.

Votre fils Jean-Claude a pris le relais de ce soutien moral et musical: il vous a remis en selle en devenant votre directeur artistique.

Oui, c’est une fierté. Pourtant, je ne voulais pas qu’il devienne musicien. A 15 ans, je lui ai dit qu’il devait d’abord me ramener un diplôme! Il est revenu avec un brevet d’avocat, alors je lui ai donné carte blanche. Cela avait été pareil avec mon père, même si je jouais dans son orchestre dès l’âge de 16 ans. Il voulait que j’aie un vrai métier. J’ai fait instituteur. Artiste, c’est trop aléatoire. Grace à Dieu et grâce au public, j’ai réussi.

Reconnaît-on souvent le guitariste derrière le chanteur?

Ce qui me réjouit le plus, c’est quand on me complimente sur mon jeu de guitare plutôt que sur mes chansons! J’ai d’ailleurs commencé comme guitariste. Lors de mon premier enregistrement en studio, j’ai chanté en direct Adieu mon pays, avec l’intro à la guitare. Celui qui allait devenir mon directeur artistique est arrivé en retard. Il écoute la bande et déclare: «Le chanteur, non. Par contre, j’engage le guitariste!» Je lui ai dit que c’étaient les mêmes et qu’il fallait prendre les deux ou personne.

Vous parliez de George Brassens: quel souvenir avez-vous de lui, pourtant aux antipodes de votre style?

Nous avions le même luthier! Favino, à Paris. On mangeait souvent ensemble, avec lui et toute une équipe de copains, Raymond Devos, Joseph Kessel, les Niçois comme Louis Nucéra. Que des mecs, les seules femmes étaient nos guitares. Un jour, on a fait un bœuf au bistrot. Brassens a chanté Les gens du Nord avec l’accent de Sète, et moi, L’Auvergnat avec l’accent pied noir! Il n’y a hélas pas d’enregistrement. Lino Ventura aussi était là. Il faisait les spaghetti chez moi, à Saint-Tropez. Il venait avec ses propres marmites et un tablier blanc. Ces spaghetti… Fond de jus de tomates fraîches, ail et huile d’olive, c’est tout. Il me dit que ce sont les spaghetti «alla primavera». J’ai répondu: «Allah est grand!» (24 heures)

 

Enrico en chansons

Votre plus belle chanson d’amour?
J’en ai écrit une pour ma femme, Pour toutes ces raisons, je t’aime. Sinon, ma préférée reste L’hymne à l’amour d’Edith Piaf. Pour ses paroles, sa musique, évidemment son interprétation.

La chanson que vous avez interprétée à chaque concert?
Adieu mon pays. C’est elle qui m’a fait naître à ce métier, le début de mon histoire. Je vous offre ce que vous voulez si vous me trouvez un concert où je ne l’ai pas chantée!

La chanson que vous écoutez pour partir en vacances?
J’en ai fait une. Ça s’appelait Les vacances!

Votre chanson favorite de George Brassens?
Une que j’aurais aimé écrire: L’Auvergnat. Pour remercier tous ceux qui m’ont aidé dans la vie.

Biographie

1938 Naît Gaston Ghrenassia à Constantine, en Algérie.
1961 Sur le bateau qui transporte sa famille en exil, il compose J ’ai quitté mon pays.
1962 Première partie de Gilbert Bécaud. L’émission télé Cinq colonnes à la une fait de lui le chantre des pieds noirs.
1964 Les filles de mon pays, Adieu mon pays, Enfants de tous pays, que des tubes…
1970 Commence une décennie de succès en France et dans le monde, notamment aux Etats-Unis.
1979 Joue au pied des pyramides pour le président Sadate.
1980 Nommé «chanteur de la paix» par l’ONU. Son Mendiant de l’amour cartonne.
1981 Soutient François Mitterrand.
1990 Décennie moins riche en succès, mais toujours en concerts. S’essaie au théâtre et à la télévision.
2003 Renoue avec ses racines orientales avec l’album Oranges amères.
2006 Décoré par l’Etat d’Israël pour son soutien.
2007 Milite pour Nicolas Sarkozy.
2008 Il perd 20 millions d’euros dans la crise financière islandaise. Son épouse, Suzy, décède.
2016 Les clés, dernier disque en date.

 

A Montreux

Auditorium Stravinski
Mardi 22 novembre (20 h)
Location: Fnac et tél. 021 962 21 19
www.2m2c.ch

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