PAR Laurence Lucchesi   – Publié le 22/02/2019 à 09:00

Cinquante-sept ans de carrière, plus de cinquante millions d’albums vendus, Enrico Macias est un pilier de notre patrimoine musical. Qui continue de remplir l’Olympia, où il s’est produit à guichets fermés les 9 et 10 février. Il signe, à 80 ans, un album-anthologie avec le Al Orchestra. Il est à la une du magazine Week-End ce vendredi.

De L’Oriental aux Gens du nord, en passant par Les Filles de mon pays, il aura écrit quelques-unes des plus belles partitions de la chanson française.
Malmené par le destin ces dix dernières années, avec de sérieuses déconvenues financières et surtout, la disparition de celle qu’il a aimée cinquante ans durant, son épouse Suzy, Enrico, dont le prénom signifie « La vie » en hébreu, demeure résolument positif face à l’adversité.
Comme en témoignent ces propos, teintés de son célèbre accent et au détour desquels a fusé parfois ce rire solaire qui est le sien. Une vraie bouffée d’optimisme.
Comment ce nouvel album, Enrico Macias & Al Orchestra, a-t-il vu le jour?
C’est mon fils Jean-Claude, qui m’accompagne toujours dans mes concerts, qui en a eu l’idée. Il a remarqué que mon public était composé de davantage de jeunes qu’avant. À mes débuts, les jeunes allaient vers les yé-yé, vers les chanteurs de rock, ils ne s’intéressaient pas à ce que je faisais.
Et maintenant, la nouvelle génération vient massivement à mes spectacles, curieuse de savoir pourquoi leurs parents ou grands-parents, qui ont fini par m’apprécier avec le temps, ont tant aimé Enrico. C’est ainsi que Jean-Claude a eu l’idée de me faire réenregistrer mes chansons avec le Al Orchestra, un groupe franco-algérien, pour mieux les faire connaître à ce jeune public.

Vous avez fêté, en 2018, vos quatre-vingts ans, et vos cinquante-sept ans de carrière, cela vous inspire quoi?
Vous vous rendez compte, cela fait cinquante-sept ans que je flirte avec le public! Plus même, parce qu’en réalité j’ai du succès depuis cinquante-sept ans, mais j’ai commencé bien avant, avec la musique arabo-andalouse. Cette longévité, c’est un grand privilège.

« Je n’ai jamais perdu confiance, parce que je sais qu’un jour ou l’autre ça va aller mieux. »

Quand vous vous remémorez votre parcours, quelles sont les images qui vous reviennent immédiatement?
La première fois que j’ai joué de la guitare, aux côtés de mon papa et de mon beau-père, le grand maître de la musique arabo-andalouse Cheikh Raymond Leyris, j’avais quinze ans.

Deux ans plus tard, j’ai fait un radio-crochet, à Constantine (en Algérie), ma ville natale, devant dix mille personnes. Je suis passé le premier et je l’ai gagné. ça, c’est un souvenir qui m’a marqué. C’était la première fois que je passais sur scène devant tant de monde, un moment inoubliable! Comme mon premier Olympia, mon premier music-hall, l’ABC, Bobino à Paris. Et, bien sûr, ma rencontre avec le président égyptien Anouar el-Sadate, au début des années quatre-vingt.

Un grand humaniste?
À tel point même que les gens ne croyaient pas en sa sincérité. Après, ils se sont rendu compte qu’il avait tenu parole, que la paix, même bancale, était devenue une réalité et il l’a payé d’ailleurs de sa vie. Comme mon beau-père Cheikh Leyris, d’ailleurs, il y a des parallèles troublants.

Vous qui avez reçu en 1980 le titre de « Chanteur de la paix », que vous inspire la situation mondiale actuelle?
Vous savez, à chaque fois que le monde a basculé dans le noir, je n’ai jamais perdu confiance, parce que je sais qu’un jour ou l’autre ça va aller mieux. Parce que je suis optimiste de nature et je crois que si le monde existe encore, si, nous, nous existons, ce n’est pas pour rien.

On n’est pas anéantis, au contraire, on va se battre pour rebondir. Pour que ça aille mieux. Je sais qu’on va me critiquer pour ce que je dis là, parce qu’on pense que c’est de la démagogie. Pas du tout, c’est mathématique! S’il y a, sur 100%, ne serait-ce que 1% de positif, c’est lui qui remportera la mise sur les 99% de négatif. L’humanité est comme une personne malade qui va se soigner.

En revanche, sur le plan individuel, pour moi qui ai perdu des êtres chers, mon raisonnement tombe à l’eau…

« Kendji Girac a une sensibilité immense, il joue merveilleusement de la guitare et si un jour je devais avoir un successeur, ce serait lui. »

Et cependant, vous qui avez vécu des épreuves comme la disparition de votre femme en 2008, vous faites preuve d’une sacrée résistance…
Parce que cette souffrance-là est compensée par l’amour du public, le fait que je continue à chanter dans les salles de spectacle. Ce n’est pas que j’oublie ma femme, pas du tout, bien au contraire, mais la musique est une thérapie exceptionnelle.

Même si je constate que je ne suis jamais dans les cinquante personnalités préférées des Français, peu importe. Tant que je remplirai les salles et que je ressentirai cette vague d’amour, tout ira bien.

En 2008, vous avez perdu vingt millions d’euros dans la crise financière islandaise, après la faillite de la banque dans laquelle vous aviez investi cette somme en hypothéquant votre villa de Saint-Tropez. Où en êtes-vous?
Je me bats toujours. En fait, j’ai été pris au piège par une banque et la bagarre continue. Mais de toute façon je garderai ma maison. Et j’en aurais bientôt terminé avec ce problème, quelle qu’en soit l’issue.

Quoi qu’il arrive, ce n’est qu’un problème matériel. Il y a des choses plus graves, comme la perte d’un être cher, la maladie. L’essentiel, c’est que j’assure l’avenir de mes enfants et de mes petits-enfants.

Par rapport à cette notion de transmission, d’un point de vue professionnel cette fois, vous interprétez dans cet album une chanson avec Kendji Girac…
Un énorme cadeau! Kendji est un jeune qui pourrait vraiment être mon petit-fils. J’ai rarement entendu un talent comme le sien. Il a une sensibilité immense, il joue merveilleusement de la guitare et si un jour je devais avoir un successeur, ce serait lui.

Comment a eu lieu votre rencontre?
J’aime écouter la musique gitane mais, avec lui, c’était complètement différent de la musique gypsie habituelle. J’ai découvert qu’il était fan de moi, aussi, et c’est comme ça qu’on est devenus très amis. Je lui ai demandé s’il voulait bien chanter avec moi une chanson et il a choisi Adieu mon pays.

Une chanson emblématique de l’exil des pieds-noirs?
Oui. C’est la première chanson que j’ai écrite sur le bateau qui m’emmenait loin de l’Algérie. J’étais à bord avec plein de gens de Constantine, j’ai pris la guitare et j’ai improvisé cette chanson.

Après on m’a demandé de la rechanter, je ne m’en souvenais plus. Mot après mot, il a fallu reconstituer le puzzle. Kendji y a apporté l’étincelle de la jeunesse. En l’écoutant, je me revoyais sur le bateau en train de chanter, avec son talent en prime!

Autre chanson très symbolique: Le Grain de blé. Vous sentez-vous concerné par les questions environnementales?
Bien sûr. Même si ce n’est pas aussi marqué chez moi que chez Nicolas Hulot! je suis juste un modeste élément de cette nature et, en tant que tel, je la respecte infiniment. Mais je n’ai pas du tout envie d’être qualifié d’écologiste parce que je n’aime guère cette politisation-là.

Quant à cette chanson, Le Grain de blé, elle est presque biblique, par sa simplicité, son universalité. Je me suis rendu compte, en relisant le texte, qu’on peut la chanter dans tous les temples de toutes les religions. C’est un hymne à la tolérance.

Vous n’avez plus eu la possibilité de revenir en Algérie depuis votre départ en 1961. Caressez-vous, malgré tout, l’espoir d’y retourner ?
Je ne veux fermer aucune fenêtre, aucune porte pour l’avenir. Pour le moment je ne peux pas y aller, mais on ne sait jamais, si Dieu me prête vie, peut-être qu’avant de partir dans l’autre monde j’irai en Algérie. Et le jour où je serai dans l’autre monde, j’irai faire un tour dans ma patrie, ce paradis où la mer et le ciel se rejoignent.

« Louis Nucéra, qui faisait la critique du spectacle ce soir-là, a titré : Une étoile est née, Enrico Macias. »

Quand vous séjournez dans notre région, retrouvez-vous cette lumière-là?
C’est bien pour cela que j’ai jeté mon dévolu sur Saint-Tropez. Je me sens vraiment à l’aise dans cette région, d’autant que j’ai débuté à Nice. J’avais un oncle, tonton Gilbert, qui avait un restaurant à Nice: Le Saint Germain.Et j’ai fait mon premier spectacle, en 1962, à Saint-Raphaël, grâce à mon cousin Bibi qui était animateur à Radio Monte-Carlo. Il m’avait programmé dans ce concert dont la vedette était Gilbert Bécaud. Un mauvais souvenir au départ.Pour quelle raison?
Parce que lorsque je suis passé en première partie, les gens n’ont pas prêté attention à ce que je faisais, j’en avais les larmes aux yeux. Et heureusement, Line Monty, qui passait en vedette américaine ce soir-là, m’a fait revenir sur scène à ses côtés et on a fait un triomphe.

À tel point que Louis Nucéra, qui faisait la critique du spectacle ce soir-là, a titré: « Une étoile est née, Enrico Macias ». Et lors de ce spectacle, j’ai rencontré le chef d’orchestre Raymond Bernard, grâce auquel j’ai pu ensuite enregistrer mon premier disque à Paris.

Vous qui chantez Paris tu m’as pris dans tes bras, vous sentez-vous toujours exilé?
Aujourd’hui j’ai construit de nouvelles racines, mais celles que j’avais ont été coupées malgré tout. Et quand je vois d’autres exilés, des migrants, je ressens une profonde empathie à leur égard, puisque j’ai vécu la même chose.

Qu’aimeriez-vous que l’on retienne de vous?
Ma sincérité, mon authenticité et ma reconnaissance envers le public, qui ne m’a jamais lâché, et envers la providence qui m’a permis de durer jusqu’à présent.