À 80 ans, le chanteur revient avec un nouvel album et remonte sur la scène de l’Olympia. Avec toujours la nostalgie de l’Algérie chevillée au cœur.
Propos recueillis par Marc Fourny
Publié le 08/02/2019 à 12:00 | Le Point.fr

Voilà près de soixante ans qu’il a imposé son accent pied-noir et ses couplets fraternels dans la chanson française. Plus de 800 mélodies au compteur, des tubes composés par dizaines – « Adieu, mon pays », « Le Mendiant de l’amour », « Les Gens du Nord », « Ouvre-moi la porte » – et un goût de la scène qui ne l’a jamais quitté. Alors qu’il vient de fêter ses 80 ans, Enrico Macias sort un nouvel album où il revisite 14 chansons avec un orchestre de musiciens franco-algériens – tout un symbole. Et retrouve l’Olympia les 9 et 10 février prochain.

Le Point : À 80 ans, vous n’avez pas la tentation d’arrêter ?

Enrico Macias : Ça fait 57 ans que ça dure, pourquoi j’arrêterais ? Je ne peux pas concevoir ce métier sans la musique, le public, la composition d’une chanson… C’est toute ma vie, je ne veux pas insulter l’avenir, mais ça s’arrêtera seulement quand je serai malade ou quand je partirai.

Combien de concerts assurez-vous encore ?

J’en fais encore 150 par an, si on compte la France. Mais je ne peux plus enchaîner les dates comme avant, quand j’assurais entre 200 et 250 concerts chaque année. Je continue à chanter partout : aux États-Unis, en Amérique du Sud, au Brésil, au Mexique, en Europe francophone…

Comment faites-vous pour tenir le coup ?

J’ai un entraîneur pour le sport. Sinon, j’entretiens ma voix : le premier remède c’est de chanter. Une heure par jour, avec ma coach, Mirela, qui m’impose des exercices de respiration ici, dans mon appartement parisien, au piano, dans mon salon. Et surtout, je dors. J’essaye de dormir le plus possible ! La voix, quand on ne dort pas assez, c’est elle qui s’endort ! On la réveille en chantant.

Votre album reprend quelques-uns de vos plus grands succès : c’est une sorte de best of  ?

Pas vraiment un best of, parce qu’il y a là des chansons qui n’ont jamais marché, mais j’ai voulu reprendre celles qui ont façonné ma carrière. Des chansons qui me tiennent à cœur, qui résument ma vie. Comme « Adieu, mon pays », que j’ai composé sur le bateau qui m’emmenait à Marseille, quand on a dû quitter l’Algérie. Le premier succès de ma carrière…

« Le Grain de blé » , c’est aussi un texte qui vous correspond bien : faire germer l’espoir, la paix…

Quand Jacques Demarny m’a proposé la chanson, j’ai trouvé le titre extraordinaire. Le grain de blé, c’est la source de la vie. L’humanité a commencé par un grain de blé, c’est ce qui nous a tous fait naître. C’est un symbole de vitalité, de richesse. C’est aussi un appel à fraterniser. Et on a toujours besoin de ce grain de blé, aujourd’hui encore plus qu’hier…

Vous avez toujours célébré la paix avec son prochain, la fraternité… D’où vient cet altruisme que vous prêchez en chanson  ?

Sans doute à cause de ma jeunesse, en pleine guerre d’Algérie, où j’ai énormément souffert. Notre vie n’a plus tenu qu’à un fil. Je voyais des amis mourir dans la rue, les bombes, les attentats… Terrible. La famille était unie, mais nous étions encore plus soudés avec les amis. C’est l’amitié avec les autres qui m’a fait comprendre la force des liens fraternels qu’il faut tisser entre nous. C’est le but caché de tout homme, même du plus grand des mécréants !

Plus jeune, vous apparteniez à la communauté juive de Constantine. Vous aviez des amis de toutes les communautés ?

Bien sûr ! Des copains chrétiens, musulmans, juifs… Pour moi, tout le monde était à égalité. On ne se souciait pas de la religion des autres avant de jouer ensemble ! Notre équipe de foot était composée à majorité de musulmans, et je peux vous dire qu’on la soutenait, d’abord parce que c’était notre équipe ! Il y avait toute la diversité dans mon quartier, toutes les cultures religieuses… C’est peut-être pour ça que j’ai compris très tôt qu’il était possible de tous s’entendre.

Dans votre album, vous reprenez la fameuse chanson « L’Oriental ». Du sur-mesure pour vous  !

« L’Oriental », c’est moi, c’est ma chanson ! Je suis oriental jusqu’à la moelle de mes os ! D’abord par mon style de musique, héritée de celle du Malouf. Même dans mes chansons les plus françaises, comme « Les Gens du Nord », je leur donne une sonorité du Sud avec des instruments orientaux. Dans mon caractère aussi je suis très oriental : un peu colérique, mais ça passe vite, pas rancunier. J’arrive à pardonner, mais je n’oublie rien !

Dans cet album, vous chantez en duo avec Kendji Girac. Comment s’est passée la rencontre ?

Il est formidable. Quel chanteur ! Il me ressemble beaucoup. Il ne me copie pas, mais si un jour je devais avoir un successeur, ce serait Kendji. Il est comme moi, il travaille à l’oreille. Quand on a enregistré la chanson, je me suis régalé, il est très respectueux, très sympathique. Il connaît mes chansons, c’est un vrai fan ! Et moi, je suis devenu aussi fan de lui. Ce garçon est magnifique.

Vous aviez travaillé un moment avec des gitans…

J’avais 15 ans, et je passais régulièrement devant un bar de Constantine où ils jouaient des chansons gipsy et espagnoles. J’adorais leur musique. Ils s’appelaient « Les frères Enrico », je leur piquerai leur nom plus tard… Je voulais rentrer dans le bar, bien sûr, mais on me refoulait à chaque fois. Un jour, je les attends à la sortie et je leur demande de me prendre dans leur groupe. Mais tu es fou ou quoi, c’est pas possible ! me dit l’aîné des frères. Alors je me mets à chanter, je mets tout ce que j’avais dans les tripes, et ils me prennent ! Ils me donnent des conseils pour que je ressemble à un gitan : Mets-toi du noir avec un bouchon brûlé, ébouriffe-toi les cheveux… C’est comme ça qu’on m’a appelé le petit Enrico !

Que vous ont-ils appris ?

À bien accorder ma guitare ! Je l’avais arrangée à ma façon, personne ne pouvait jouer dessus. Avec eux, j’ai beaucoup progressé.

Comment avez-vous commencé la musique ?

Elle fait partie de la famille depuis longtemps… Mon père était un excellent violoniste, mon grand-père jouait déjà de la flûte, comme amateur. Et ma grand-mère m’a offert ma première guitare… Mon père ne m’a pas appris la musique, il ne voulait pas. Il avait beaucoup galéré avant de réussir, il voulait que je sois ingénieur. Moi, je ne savais même pas ce que cela voulait dire… Il m’entendait jouer, il voyait que je me débrouillais bien, mais il cachait ma guitare derrière l’armoire. J’allais la piquer en cachette…

Vous n’avez jamais pris de cours classique  ?

Non, mais j’ai beaucoup d’oreille. Mon père jouait dans l’orchestre de Cheikh Raymond, un musicien prodigieux, un génie de la musique arabo-andalouse qui va me donner des leçons et m’intégrer dans sa formation. C’est comme cela que j’ai tout appris.

Votre pire et meilleur souvenir de l’Algérie ?

Le pire, c’est l’assassinat de tonton Raymond, en pleine rue, un vrai déchirement. Pour nous, les juifs de Constantine, c’était un avertissement, le signal du départ… Le meilleur est encore lié à Cheikh Raymond : j’avais 15 ans, je jouais dans son orchestre à l’université populaire de Constantine, une salle de spectacle pleine à craquer. J’étais paralysé de trac, les doigts collés sur la guitare. Et tout à coup, Tonton Raymond me fait un sourire, d’un air de dire, vas-y, joue… C’était parti, je fais mon solo… Et les gens se sont tous levés pour m’applaudir. La toute première fois de ma vie !

Comment vivez-vous votre arrivée à Paris ?

Compliquée… On pensait qu’on allait bien nous accueillir, ce fut loin d’être le cas ! Mon père a continué la musique, il m’imposait de l’accompagner dans les mariages et les fêtes, moi je trouvais que c’était une trahison vis-à-vis de tonton Raymond. Les gens buvaient, rigolaient… Quand il jouait, certains lui manquaient de respect, du coup, je me bagarrais et je finissais au poste ! Au bout de quelques concerts, je lui ai dit : Papa, je ne veux plus jouer avec toi, ça va mal finir… Il s’est fâché, je suis parti, je lui ai dit : Je reviendrai quand j’aurai réussi !

Comment débute votre carrière ?

La chance… Mon oncle tenait un restaurant à Nice, et parmi ses clients, il avait un animateur de RMC, qui était en même temps agent de spectacle, il s’appelait cousin Bibi. Et il me propose alors de faire le casino de Saint-Raphaël, ma première scène. J’ai chanté en début de spectacle de Gilbert Bécaud. Son pianiste Raymond Bernard me remarque, il me dit de l’appeler une fois sur Paris. C’est lui qui me présente à un directeur artistique de Pathé-Marconi.

Et on vous prend tout de suite…

Ils écoutent mon enregistrement. On n’aime pas du tout ma voix, mais ils sont intéressés par le guitariste. Sauf que le guitariste, c’était moi ! Les voilà bien embêtés : ah, on ne peut pas dissocier le guitariste du chanteur… Bon, allez, on te prend ! Je sors mon premier disque avec « Adieu, mon pays ». Et dans la foulée, je passe à l’émission Cinq colonnes à la une, pour illustrer un sujet sur les pieds-noirs… Et c’est parti comme ça. Incroyable, non ? Vous savez, tout était écrit là-haut (il montre le ciel, NDLR). Le destin est tracé !

Vous êtes croyant ?

Depuis toujours. C’est une question d’humilité. Si je ne croyais pas, ça voudrait dire que je me prendrais pour le Bon Dieu.

Vous êtes issu d’une culture mixte. Au fond de votre cœur, quelle est vraiment votre patrie ?

Ce n’est pas pour rien que j’ai écrit « Enfants de tous pays »… Mais je dois quand même à la France le principal : le fait de m’avoir toujours soutenu et surtout permis de devenir une star de la chanson. Je me sens d’abord français. Mais je suis algérien par mes racines et israélien par conviction, par solidarité avec le peuple juif dont je fais partie. Je n’ai pas le droit de les laisser tomber.

Vous n’avez jamais caché votre soutien à Israël, ce qui vous a empêché de chanter dans certains pays arabes. Vous regrettez ?

Si je ne l’avais pas fait, j’aurais peut-être été encore plus en haut de l’affiche, mais je ne me serais plus regardé dans une glace. Et cela ne m’a jamais empêché de continuer à chanter, je suis même devenu ambassadeur à l’ONU ! Certains pays m’ont boycotté, mais je peux aller en Égypte, en Jordanie, en Tunisie, au Maroc. J’ai amené l’Occident en Orient et l’Orient en Occident quelque part… Mais en Algérie, tout reste bloqué.

Pourquoi ?

Je ne peux pas vous répondre. L’attentat de Cheikh Raymond est loin, mais cela reste encore gravé dans les mémoires. Ce sont les gens au pouvoir qui ne veulent pas risquer quoi que ce soit lors de ma venue. J’ai voulu plusieurs fois y retourner, cela n’a jamais abouti. Retourner chanter là-bas, à Constantine… c’est un rêve que je fais souvent !

Êtes-vous sensible à la montée de l’antisémitisme en France ?

Je n’ai jamais pensé que l’antisémitisme avait disparu… Depuis la Shoah, il faut toujours rester vigilant. Aujourd’hui, il est plus lié au conflit israélo- palestinien et au sionisme. Mais il faut arriver à une paix durable en Palestine, la guerre ne fait qu’engendrer d’autres foyers de haine… Cela passe par un État palestinien digne de ce nom, mais pas un État palestinien à la place d’Israël. Ou Israël à la place des Palestiniens…

Avez-vous été victime vous-même d’antisémitisme ?

Oui, ça peut m’arriver, mais c’est rare. Parfois, dans la rue, une réflexion… Un jour, deux jeunes passent devant moi et crient : « Vive la Palestine ! » Je ne voyais pas le rapport. Ça m’intrigue, je les retrouve un peu plus loin et leur demande pourquoi ils ont crié cela. Le plus petit des deux me dit, j’ai eu envie de vous le dire, et il me dit ça avec ironie… Je lui réponds : Tu sais ce qu’on va faire ? Moi, je vais crier vive la Palestine, et toi, tu vas crier vive Israël. Et c’est ce qu’on a fait, dans la rue… Je voulais lui donner une leçon.

Vous aviez évoqué vouloir faire un jour votre alyah. Toujours d’actualité ?

Mon alyah, je peux la faire quand je veux, il me suffit de prendre l’avion pour aller en Israël… Mais de là à tout quitter, je ne sais pas. De toute façon, si un jour je suis obligé de partir, cela voudra dire que j’y suis contraint, je ne serai pas le seul… Si les choses s’aggravent, oui, je partirai.

Dernière question : allez-vous perdre finalement votre villa de Saint-Tropez ? Elle était menacée de saisie à la suite d’une hypothèque…

L’affaire est toujours en cours, elle est sur le point de se terminer. Et j’ai bon espoir de garder ma maison !

 

Article paru sur le site LE POINT