Lettre à Enrico Macias
Enrico Macias, Paris, mars 2012. © LIONEL BONAVENTURE / AFP
Enrico Macias vient de fêter ses 50 ans de musique. Occasion pour le journaliste algérien Saïd Khatibi de lui rendre hommage, même si tout les oppose.
Cher Enrico,
Je vous écris ce matin tout en écoutant le disque de l’un de vos concerts maalouf. Votre voix constantinoise, profonde, votre cri et votre mélodie me font penser, ou plutôt rêver d’une Algérie plurielle, tolérante, fraternelle, cosmopolite où juifs, chrétiens et musulmans coexistent, comme avant, en paix.
En vous écoutant, j’essaie d’imaginer à quel point il serait beau, notre pays d’origine, s’il n’avait pas cédé à la tentation extrémiste et à la manipulation historico-politique.
Cher Enrico,
Entre vous et moi, il y a plus de quarante ans. Vous êtes de la génération de mon père, et moi celle de votre fils ou peut-être celle de votre petit-fils.
Vous avez vécu la Seconde Guerre mondiale, la guerre de libération, la vague de libération des pays du tiers-monde, et moi, je suis arrivé, plus tard, pour assumer, avec des millions de jeunes comme moi, la haine des uns contre les autres, vivre «la seconde guerre d’Algérie», la terreur des années noires, les massacres fratricides, et subir des échecs consécutifs de la période post-indépendance qui ne cessaient de se produire.
A l’école, on nous apprend: «Un juif, un ennemi!». S’agit-il de tous les juifs? de Juda Ibn Quraysh à Daniel Timsit, Reinette l’Oranaise et les autres?
La violence a coutume d’engendrer la violence. En tant qu’un jeune qui s’éloigne, de plus en plus, du jeu malsain du système, je vous ai toujours considéré comme une voix, surtout une voix et une musique réconciliatrice, qui traverse toute la machine de «haine de soi, haine de l’autre».
Une musique singulière, qui nous rapproche l’un de l’autre, qui fait face aux ennemis du dialogue, de la tolérance.
Cher Enrico,
Vous et moi, nous ne sommes pas d’accord sur maints sujets politiques. Nous sommes sur deux chemins différents.
Vous préférez reconnaitre et adhérer à une logique politico-idéologique, et moi, je garde mon engagement comme un apolitique. C’est votre liberté de conscience. Une conscience épanouie amène généralement à un bonheur continuel.
Vous êtes d’une rive politique, et moi d’une autre, mais, cela ne nous empêche pas d’être amis, et de continuer de vous écouter et de vous solliciter de me faire croire que notre Algérie, celle que vous chantez, serait un jour mieux que celle d’aujourd’hui.
Peut-être avec un peu de recul, et au fur et à mesure, notre regard change, et nos croyances bousculent, mais ce qui est sûr, le lien qui nous attache dépasse tout malentendu, tout un conflit provoqué par deux visions divergentes, il y a un lien identitaire, un autre historique, puis culturel qui me pousse à dire clairement, de mon point de vue que je partage avec de milliers de jeunes Algériens: tu es juif mais ton algérianité est indiscutable.
Cher Enrico,
L’exil, une notion que vous comprenez parfaitement. Vous l’avez bien décrite dans Adieu mon pays. Et dans un répertoire musical qui s’étend sur cinquante ans. En terre d’exil, la joie manque de charme. Et les pires exils sont intérieurs.
La patrie ne vous a pas pardonné votre «différence». L’histoire du pays de Lala Fatma N’soumer vous a mis sur une liste d’attente, une attente qui s’allonge et qui se poursuit depuis 1962.
L’Algérie qui vous a rejeté hier, c’est la même qui rejette ses propres enfants aujourd’hui. Le drame est là, dans «une ingratitude annoncée», cinquante ans d’Indépendance ne nous a fait que sentir, de plus en plus, à quel point nous sommes exilés en notre terre natale.
Cher Enrico,
Derrière toute une vérité, il y a un mensonge, et derrière tout mensonge, il y a certainement une vérité. L’histoire, avec «h» ou bien «H», est là pour faire témoin de nos erreurs, de nos gloires manquées.
Demain, avec tout le changement qui touche la région arabe, avec tous les espoirs qui naissent, nous aurons «droit de rêver» de retrouver l’Algérie changer vers le meilleur, et se réconcilier avec son passé, et vous voir, avec votre guitare, à Constantine réaliser votre rêve, vous recueillir sur les tombes de vos ancêtres et chanter votre maalouf que des millions d’Algériens, comme moi, écoutaient, tous les jours.
Cher Enrico,
Après cinquante de carrière, j’aimerais vous dire merci, tout simplement merci, pour tous les bons moments que vous nous avez offerts. Une cinquantaine d’années de musique qui ont bel et bien commencé à Constantine, aux cotés de Cheikh Reymond, que j’aurais aimé fêter, en votre présence, dans les rues de cette ville millénaire.
Saïd Khatibi
Article paru sur : SLATE AFRICA