Enrico Macias en chanteur intercommunautaire
Cheveux poivre et sel, cigare cubain en bouche, accent pied-noir intact, Enrico Macias évoque le grand chagrin que lui a causé le « départ de Suzy », remerciée sur la jaquette de Voyage d’une mélodie, album sorti le 3 mars. Morte en décembre 2008, la femme qu’il avait épousée, en 1961, était la fille de Cheikh Raymond Leyris (1912-1961).
Ce musicien juif adulé à Constantine dirigeait l’orchestre arabo-andalou dans lequel Gaston Ghrenassia (Enrico Macias) avait débuté en 1953, prodige de la guitare. En juin 1961, l’assassinat de « celui qui m’avait tout appris » par un « montagnard, car aucun Constantinois n’aurait pu toucher un cheveu de Cheikh Raymond », membre du FLN, avait provoqué l’exode de la communauté juive de Constantine.
Guitariste et instituteur, le futur chanteur, alors âgé de 23 ans, était devenu le chef de la famille. Sur le bateau vers Marseille, il compose Adieu mon pays, sorte d’hymne national pied-noir, avec broderies vocales et motifs en volutes d’une guitare jouée comme un oud.
Dès 1963, Enrico Macias se forge une identité de chanteur de variétés, avec influences orientales. En compagnie notamment du parolier Jacques Demarny, mort le 12 janvier, il a donné à la chanson française quelques-uns de ses morceaux les plus populaires, des Gens du Nord à Enfants de tous pays.
En 1999, « l’Oriental » décide d’un retour vers des sources plus savantes, la musique arabo-andalouse – jouée par des orchestres avec cordes, oud (« luth ») et percussions, dont le répertoire et ses variantes, tel le malouf, sont structurés en douze modes, les noubas.
Enrico Macias rend hommage à Cheikh Raymond au Printemps de Bourges avec un concert arabo-andalou chanté en arabe, et la complicité de l’Algérien Taoufik Bestandji, arrière-petit-fils de Cheikh Abdelkrim Bestandji, maître qui enseigna son art à Raymond Leyris.
Cet effort de rapprochement se retrouve dans les quatorze chansons de Voyage d’une mélodie, croisement entre le monde arabe et berbère, la culture ashkénaze d’Europe centrale et la culture séfarade d’Afrique du Nord, « recherchant les racines communes à toute l’histoire du peuple juif ».
On y entendra Enrico Macias chanter en duo une version yiddish de Paris tu m’as pris dans tes bras, traduite pour l’occasion par le grand chanteur Theodore Bikel, Américano-Israélien né à Vienne (Autriche) en 1924, et dont les parents avaient émigré en Palestine dès 1937. Bikel avait assisté au concert de Macias au Carnegie Hall en 1968.
« Là où ils sont passés, dit Enrico Macias, les juifs ont mélangé leur culture avec les influences autochtones. Ma famille vient d’Andalousie, qui, pour moi, est une référence, qui fut dès le IXe siècle ce qu’Israël fut ensuite, une patrie. Jusqu’à l’intervention d’Isabelle la Catholique qui, en 1492, obligea les juifs à l’exode vers l’Afrique du Nord. L’Andalousie a généré une grande civilisation pacifique, avec des juifs, des Arabes, des gens du Nord, des médecins, musiciens, peintres, etc. »
Enrico Macias fut, et reste, un fervent partisan de l’Union pour la Méditerranée (UPM) mise en place après son élection en 2007 par Nicolas Sarkozy, « un candidat que j’ai soutenu et que je soutiendrai encore parce que c’est un ami, un homme de parole. Je voudrais m’impliquer dans l’organisation de l’UPM, ceux qui la qualifient d’utopie à cause du conflit israélo-palestinien ont oublié que Sadate est venu faire la paix avec Israël, etc. »
Mais, étiqueté sioniste, Enrico Macias n’a jamais pu retourner en Algérie. En 1999, l’invitation du président Bouteflika n’avait pas tenu sous la pression de musulmans intégristes et de détenteurs de la mémoire du FLN. En 2000, à Roubaix (Nord), il est gravement chahuté par les Amis de la Palestine et « par des fondamentalistes qui trouvaient honteux qu’un juif chante en arabe, ce qui démontre une méconnaissance totale de la musique arabo-andalouse, qui est juive et arabe ». En 2006 et en 2007, le même scénario empêchera le retour du chanteur sur sa terre natale.
Pour Voyage d’une mélodie, Enrico Macias se montre polyglotte : l’hébreu, pour Shalom Aleikheim en duo avec Daniel Lévi ; en kabyle, avec Idir ; en ladino – la langue des juifs d’Espagne, avec Yasmin Levy ; en français, Les Séfarades, sur un texte d’Eliette Abecassis… L’album a été conçu par Jean-Claude Ghrenassia, fils d’Enrico, et le jeune DJ canadien SoCalled (Josh Dolgin), excellent rénovateur de la musique juive américaine.
Il y a aussi Tah’el Fil Yasmin, reprise d’une chanson tunisienne de Cheikh El-Afrit (1897-1939), chanteur arabe qui avait épousé une fille juive. « C’était prémonitoire, puisque très vite ont éclaté ces mouvements inattendus et formidables vers la démocratie, qui ont pris de cours les fondamentalistes qui pensaient qu’il leur appartenait de changer la face de ces pays. »
L’amateur des grands couscous conviviaux ne supporte pas le débat sur la laïcité et l’islam introduit par l’UMP sous la pression de l’extrême droite : « Pourquoi l’islam ? Et les autres ? Pourquoi stigmatiser les musulmans ? Marine Le Pen n’appartient pas à la démocratie française. Radio J n’aurait jamais dû l’inviter (dans son émission politique du 9 mars, qui fut annulée), c’est une grave erreur. Elle représente une idéologie monstrueuse. »
Voyage d’une mélodie, d’Enrico Macias, 1 CD AZ/Universal.
A l’Olympia, 8, bd des Capucines, Paris-9e. Mo Madeleine. Du 24 au 27 mars, à 20 h 30. 39 €.
Véronique Mortaigne
Article paru dans Le Monde ICI